ARGENTINE - I

(25/1/2002 - 28/1/2002)


Should I stay or should I go?


Hourra! Je pose enfin pied sur le sol latino, objectif principal de tout le voyage, et me voila toute emue, avec l'impression de passer aux choses serieuses. Ceci dit, je n'avais pas compte avec la crise argentine en achetant mon billet tour du monde, et a la reflexion, il aurait peut etre mieux valu commencer avec plus de douceur. Mais la flexibilite de British Airways a ses limites, et celle de Quantas encore plus. Philippe en sait quelque chose, apres avoir peste contre le service et l'antipathie Quantas pendant tout son sejour australien! Un conseil : evitez cette compagnie dans la mesure du possible, il parait que Ansett va reprendre du service, rachetee par un milliardaire australien, ce qui est une bonne nouvelle pour beneficier d'une alternative! En bref, imposible de changer ma destination americaine, Buenos Aires c'etait, Buenos Aires ce sera! Crise ou pas!

Je me trouve donc face a un grave dilemne : me voila arrivee a l'aeroport de Buenos Aires, et je ne sais toujours pas si c'est de l'inconscience pure de vouloir decouvrir la ville malgre les emeutes et la crise economique qui ravage le pays ou non. Aucune envie de jouer les heros, d'autant que les forums de voyageurs consultes sur internet me donnent tous le meme mot d'ordre : contourner l'Argentine. Mais je ne parviens pas a me resoudre a prendre un vol direct pour Santiago de Chile, et ne rien voir de Bueno Aires qui faisait pourtant partie de mes priorites de decouverte.

Il est 13 heures, le vol pour Santiago est a 16 heures et il reste des places, j'ai donc deux heures pour me decider. Je les utilise a collecter les indices (les peugeot et renault en masse sur le parking me mettent deja en confiance, c'est comme a la maison!), a me mettre dans la peau des argentins pour savoir si le mecontentement me pousserai a echarper une malheureuse touriste ou non, et a aller tester la temperature aupres de differentes personnes a l'air sympathique derriere les guichets.

Un moustachu jovial me dit ne rien avoir a craindre. Il m'explique que les argentins sont toujours a se plaindre, ils sont deja d'humeur meurtriere quand ils perdent au foot, alors il n'y a rien de vraiment neuf a l'atmosphere de grogne. Il rit de bon coeur, et parvient a me convaincre que les touristes ne devraient pas etre les cibles de leur mecontentement. Je suis ses conseils et saute dans un bus, prete a degainer contre tout individu mal rase qui s'approcherait de trop pres..

J'ai bien fait de tenter l'aventure, la ville est agreable, tres europeenne, tres developpee, des immeubles et des architectures a cheval entre style parisien et style madrilene, et toutes les personnes rencontrees sont charmantes, d'une patience d'ange face a mon pitoyable baragouinage en espagnol! Les trois mots de mon vocabulaire suffisent a tromper l'ennemi, et je me vois repondre a chacune de mes questions par des discours tres sympathiques auxquels je reponds par des "si si" polis, dommage que la replique s'arrete la!

Le petit hotel ou je loge est franchement passe d'age, une petite odeur de poussiere rance, et il celebre le retour des cafards dans ma vie (bien que selon Marjorie, il y en avait aussi a Sydney!). Mais il s'avere agreable contre toute attente, et est assez central, ce qui me permet de sillonner la ville de long en large sans recours au metro.

Beaucoup de parcs tres verdoyants de part et d'autre de la ville, plusieurs rues tres commercantes et surpeuplees, des grandes arteres, et un systeme de rues perpendiculaires en quadrillage a l'americaine. C'est un savant melange de styles et d'ambiances. Beaucoup de petits vieux dehors, sur les escaliers, comme dans les pays du Maghreb. A la difference de l'Asie, on les sent moins laborieux, plus machistes et paresseux, du genre arabe ou italien. Ce n'est pas un hasard, puisque la majorite des immigrants europeens qui composent la vile argentine sont de descendance italienne.

Le plaza Mayo, ou se trouve le palace presidentiel (la casa rosada), a ete le site de tous les affrontements ou grandes declarations. Des ma premiere nuit a Buenos Aires, elle est investie a nouveau par des milliers de manifestants armes de casseroles et marmites qu'ils prennent comme instruments de percussions pour ameuter le president. Duhalde est le troisieme president en 2 semaines, et les argentins demandent egalement sa demission, suite a ses mesures economiques insupportables pour la majorite. La fin de la parite de change fixe avec le dollar a entraine une devaluation de facto de 30%. Et puis, pire encore, l'absence d'argent dans les distributeurs automatiques et dans les banques avec l'interdiction de retirer jusqu'a nouvel ordre est le vrai declancheur des emeutes de la derniere semaine. Je croise dans les rues des files de gens sur 200 metres, agglutines devant un distributeur automatique.. Une vision presque surnaturelle!

Les manifestations de la nuit menent a de serieux affrontements cette fois, j'entends des coups de feu de mon lit, heureusement que je souffre serieusement du decalage horaire et que je ne quitte pas ma chambre de la soiree. Je lirai le lendemain matin dans le journal local que plusieurs policiers ont ete blesses, ainsi que certains civils. Je le suis neanmoins en direct live depus mon lit, l'hotel est rudimentaire mais recoit les chaines du cable, et CNN Espanol montre les images de la rue en boucle. La tete des gens que je croise le lendemain matin me renseigne aussi sur les evenements de la nuit. Gros contraste entre la veille et le lendemain, les gens me paraissent sombres et fatigues.

Je suis tres frustree par mon niveau embryonnaire d'espagnol qui ne me permet que des conversations en superficie, sans pouvoir enchainer deux questions a la fois. Et pourtant, il y aurait vraiment matiere a questions, tout m'intrige dans ce pays en depot de bilan, mais je suis incapable d'avoir des echanges en profondeur. Je decide donc de regagner Santiago le lendemain, ou m'attend une prof d'espagnol contactee par internet. Je vais y passer 10 jours, programme d'immersion totale dans sa famille, comme au bon vieux temps des cours de langue du lycee.. Ou on apprenait plus a boire des whiskys-cocas et autres experiences en tous genre! Mais les experiences sont faites maintenant, ne me reste plus qu'a apprendre studieusement, le chemin vers le bilinguisme devrait donc etre plus court cette fois!


Des amis d'un jour

Il est toujours possible de se faire des amis d'un jour en Argentine, y compris avant de maitriser la langue de Cervantes avec brio. C'est la beaute de la culture latino, culture orale s'il en est. A la difference de la rigueur a l'allemande, personne ne vous en voudra ici si votre phrase ne comprend ni verbe ni sujet ou si tous vos substantifs sont masculins!

Je passe deja pour un petit genie avec mes baragouinages sans queue ni tete et mon accent de vache gauloise (oui, je n'allais pas dire espagnole!) ne semble indisposer personne. Je me fais des amis dans le metro, a l'auberge, sur les bancs, dans les parcs, dans les bus... Je ne suis pas sure que la repartie de leurs interlocuteurs les interesse beaucoup, l'essentiel est plutot qu'ils puissent deverser leur trop plein de reflexions, le recit de leur vie et leur vision du monde a une oreille attentive. La reponse importe peu!

Au fond ca ne change pas trop d'un pays a l'autre. Qui attend une reelle repartie? Chaque conversation n'est elle pas composee de deux monologues entremeles? Cela saute aux yeux lorsque l'un des deux interlocuteurs est victime d'une deficicence linguistique ("Sprachdefizient", il n'y a que les allemands pour qualifier cette tare aussi bien.. "Et Mademoiselle Reichardt, je vous mettrai un 2. Parce que vous faites des efforts malgre votre Sprachdefizienz!" Danke!). A Buenos Aires aussi je suis defizient, mais personne ne semble s'en rendre compte, c'est la beaute de la chose!

Devant le congres de Buenos Aires, bati sur le modele de la maison blanche de Washington DC, un vieux entame la conversation sur la pluie et le beau temps, me raconte qu'il est emigre polonais mais qu'il adore l'argentine, puis me demande abruptement quel age je lui donne. J'analyse rapidement les traits du visage, les yeux alertes, et me dit qu'il doit avoir dans les 68 ans. Mais par politesse, ou plutot par peur de le vexer parce que la question a l'air de revetir toute son importance a ses yeux, je reponds "euh..58?". Un large sourire illumine son visage, il prend l'air satisfait, et me lance fierement : "presque.. mais les chiffres sont a l'envers! J'ai 85 ans!"

La, quand meme, ca me surprend, et devant mon air dubitatif, il commence a chercher ses papiers avec jubilation dans son portefeuille, en tremblant de joie, mais ne trouve rien. Je sens qu'il panique, il redoute que je ne le crois pas, que je le prenne pour un mauvais farceur. Alors il cherche de plus belle, il s'acharne, cherche partout dans son sac, jusqu'a ce qu'il trouve une espece de carte de travailleur force de l'ex-RDA, en carton verdatre toute decoloree. Il parait 50 ans de moins sur la photo, mais on le reconnait bien! Et en effet, il me pose le doigt sur la date de naissance: 1916! Sur ce, il est ravi, je lui ai sauve sa journee, il se leve lentement, et me dit sans plus me regarder "Ahora me voy. Ciao."

Parmi les autresb rencontres amusantes de Buenos Aires, il y aussi cette femme qui me croise a la sortie de mon hotel, prete a partir pour Santiago et chargee comme un mulet sous mes deux sacs a dos. Elle me demande si je suis contente de mon hotel ou si je pars pour en changer. Je lui reponds : "en dehors des lits-hamacs, il est parfait, mais de toute facon, je quitte Buenos Aires aujourd'hui." Cela ne la derange pas, elle me fait l'article de l'hotel ou elle travaille, bien plus propre, bien plus beau, pour le meme prix, et dans un quartier plus central encore! C'est pour la prochaine fois, quand tu reviendras, me dit-elle. Prochaine fois, prochaine fois, pas sur qu'il y en ait une de si tot, mais elle m'ecrit quand meme l'adresse sur un bout de papier. Puis m'accompagne au metro, me racontant sa vie a 200 a l'heure en riant sans me laisser la moindre chance de comprendre ou d'interrompre.

Puis veut me dire au revoir sur le quai du metro, mais me trouve decidemment trop smpathique pour me laisser, et saute dans le metro avec moi, ou elle continue l'histoire de sa vie de plus belle. Je ris de bon coeur a ne rien comprendre, surtout avec le bruit assourdissant des rames de metro qui ne laisseraient de toute facon aucune occasion de saisir un mot au vol, meme bilingue. Mais je vois au mouvement de ses levres que cela ne la derange toujours pas, elle continue, continue.. Mais que peut-elle bien dire? Mon rire doit la convaincre que je sais de quoi elle parle, elle l'interprete comme une grande receptivite a son humour et rit avec moi, encouragee a continuer! Lorsque j'arrive a ma station, elle m'accompagne encore, me porte un de mes sacs jusqu'a l'arret de bus, puis me fait la bise comme a une vieille amie!


De la difficulte a categoriser


Si je passe pour un petit genie avec mes 2 mots d'espagnol, c'est qu'il semblerait que beaucoup de gringos ne connaissent pas un mot d'espagnol et arrivent bardes de leur anglais mal degrossi en colonisateurs de la seconde generation. Alors pour qui sait dire Gracias, tout espoir est permis. Je suis d'ailleurs assez fiere de ma progression fulgurante en autodidacte, lorsque j'improvise un "de nada" triomphal. Quel a propos ma foi, et une preuve s'il en est que la politesse est universelle!

Petite precision sur le terme gringo. Ce n'est pas, comme je me l'imaginais en me fiant a mes vieux souvenirs de westerns spaghettis, un terme specifiquement reserve aux affreux americains du nord a la bouche pleine de chewing-gums roses. Historiquement si, gringo n'est que la version raccourcie et simplifiee de "green go!", se referant aux cris lances par les indiens contre l'armee americaine vetue d'uniformes verts. Mais actuellement, le terme est employe par tous les sud-americains pour designer les blancs, americains, europeens, tout le monde dans le meme sac! Mais ce n'est meme plus pejoratif, ou alors legerement seulement. C'est une appellation comme une autre, et lorsqu'il n'y a qu'un blanc dans un groupe, on en oublie son prenom pour ne garder que le terme de gringo.

Ce qui me surprend neanmoins est leur capacite a determiner gringos et non gringos. Pour moi, il n'y a guere de difference entre un espagnol et un chilien, ou un argentin et un italien. N'oublions pas que l'amerique latine est un nouveau grand continent d'immigration europeenne, comme les USA et l'Australie, et que meme si le metissage avec les indiens y a ete bien plus fort, cela n'enleve rien au fait que beaucoup d'argentins, par exemple, sont de descendance italienne directe.

Alors comment differencier un gringo, je ne sais pas trop. Eux y parviennent, manifestement, mais je n'ai toujours pas compris comment et selon quels criteres. Par le style vestimentaire certainement plus que par les traits de visage. Mais la encore, la difference est subtile. Ils s'habillent a la mode occidentale aussi, et la combinaison jean-polo est universelle. Il n'y a guere que les francais qu'on reconnait du premier coup d'oeil par les mocassins et la chemise vichy rose pale!

Ici, il m'est vraiment difficile de reconnaitre les differentes nationalites hispanoamericaines. Ce n'est pas comme en Asie, ou un asiatique est un asiatique, un europeen un europeen. Ici tout est mixte, et je n'excelle pas encore dans l'art de la reconnaissance nationale. Mais cela viendra peut-etre, tout comme je sais faire la difference entre un francais et un allemand, ils savent distinguer un argentin d'un chilien. Je noterai peut-etre les differences subtiles dans quelques mois! En fait, ils me repondent par des phrases du style : "les argentins sont mieux habilles, plus beaux, plus pretentieux que les chiliens". Dixit les chiliens, mais ne serait-ce pas plutot une histoire de complexe d'inferiorite?

Comme me le disait Isabelle, installee au Chili depuis 2 ans, ce pays reste fortement impregne de l'esprit de classes, residu de toute leur histoire. Elle voit d'ailleurs ce caractere social comme un stigmate du tiers monde. Mais la encore, j'ai un probleme de definition. Tout comme avec la delimitation gringo-non gringo, j'ai peine a situer la delimitation tiers-monde / occident. En Asie aussi c'etait plus simple, cela saute aux yeux. La question ne se pose meme pas, la pauvrete est partout, a tous les coins de rue, a peine de quoi manger. La precarite regne en tout : voila le tiers monde ou ce qu'on appelle comme tel. Tout le monde tombe d'accord sur la definition.

En Amerique latine, c'est plus subtil. Ou du moins, au Chili et en Argentine, pour les autres pays je verrai plus tard. A priori, je me trouve actuellement dans la partie la plus riche, censee etre la plus agreable du continent, crise argentine comprise. Il n'empeche qu'Isabelle persiste a considerer le Chili comme un pays du tiers monde, pour des raisons economiques et sociales.

Economiques parce que le niveau de vie reste largement inferieur au notre, parce que le salaire moyen est moitie moindre que chez nous, que des produits de necessite premiere ne se trouvent pas partout, que l'acces a la medecine de qualite est reserve aux riches, que les grandes villes comme Santiago et Concepcion sont cernees de bidonvilles sans electricite ni eau courante pour certains; sociales, parce que la notion de classe subsiste fortement, que les employeurs regardent l'adresse du candidat a recruter pour le selectionner sur son quartier d'habitation plus ou moins huppe, ou encore qu'un Mapuche (derniere communaute indienne subsistant dans son integrite) sera systematiquement rejete.

Mais la encore, a chacune de ces caracteristiques, on pourra objecter que ces difficultes sont presentes en Europe aussi pour des groupes de population. Alors bien sur, en dernier recours, on peut se baser sur les statistiques officielles pour tout categoriser (SMIC, salaire moyen rapporte au cout de la vie, pourcentage de gens sans electricite, etc..). Bien sur, et c'est ainsi que le Chili arrive effectivement dans la categorie des pays "en voie de developpement", alias Tiers monde. Il n'en reste pas moins qu'apres l'Asie, ce pays me parait riche, a peine moins que la France. ou peut-etre sont ce mes souvenirs qui s'estompent! Il faudrait que je rentre pour comparer avec plus de justesse!

L'autre difference entre l'Asie et l'Amerique latine est le bouddhisme. Le bouddisme est la religion de l'acceptation. Tout peut etre surmonte a condition de relever a l'infini son degre de tolerance a la souffrance. C'est simple, il suffit de ne plus etre conscient de soi, de se detacher suffisamment de son corps pour ne plus remarquer qu'il brule ou se decompose, et on peut etre au dessus de tout. Pas de fierte, pas de pretention. La non-violence. Pas un mot plus haut que l'autre. Ne surtout pas se rebeler ou ce serait perdre la face. Les birmans ne se soulevent pas pour cete raison. A l'image des indiens subjugues par les appels de Gandhi.

Les latinos au sang chaud sont tous le contraire, ils partent au quart de tour a la moindre occasion. Beaucoup nourissent une rancoeur severe a l'encontre des europeens, tous dans le meme sac, francais, anglais, espagnols, colonisateurs et oppresseurs. Ils ont d'ailleurs une image bien faussee aussi de l'europe. Tout comme nous pouvons mettre tous les pays latinos dans une meme enveloppe "Amerique Latine", sans trop savoir quelle specificite nationale se cache derriere chaque pays, eux non plus ne differencient aucunement un anglais d'un francais.

L'image populaire de l'europeen est un type sur de lui et porteur d'une mallette de dollars. C'est drole comme cette image de dollars sur pattes est repandue. L'europe et les USA seraient des zones homogenes de richesse et d'abondance, vues de toutes les autres regions du globe. Que la pauvrete y existe aussi les intrigue beaucoup. J'ai beau le leur expliquer, ils ont peine a me croire.

J'ai entendu hier une nouvelle illustration de ce sentiment de fierte bafouee, la chanson du groupe chilien Los Prisoneros, les Beatles locaux : "Latin America es un pueblo al sur de los Estados Unidos", l'amerique latine est un petit village au sud des USA. Paroles hautement ironiques, mais qui la encore crient leur non acceptation de l'etat de fait.

De Buenos Aires a Santiago


Amis d'un jour ou pas, le petit genie de pacotille que je suis reste determine a partir pour Santiago dans l'espoir d'enrichir sa palette d'expressions. Palette pourtant bien fournie deja : Oh! Ah! No? Si! Comprendo! Gracias, Ciao. Et puis, il y a des variantes infinies d'expression corporelle ajoutant des nuances subtiles: etonnement, doute, ironie, point d'interrogation, inclinaison du front... Je reapprends toutes les attitudes ancestrales, visage ami, visage ennemi, ferme, ouvert. Meme en Asie, je n'en connaissais pas tant. L'anglais y est finalement plus repandu qu'en Amerique latine, pas besoin de se plier en quatre pour arriver a suggerer l'ebahissement!

Je prends donc le bus pour rejoindre Santiago et ma future prof, 22 heures entre les deux capitales, et j'apprehende deja la sortie de Buenos Aires en m'imaginant les cauchemards de bus surbondes sur des routes inexistantes. On me dit que c'est le tiers monde, alors je me prepare au pire. Mais le pire n'est pas au menu, et je ne vois toujours rien qui se rapproche de pres ou de loin a l'enfer asiatique. Les routes sont splendidement lisses et goudronnees, pas une asperite, et la vitesse moyenne ne descend pas sous les 80 km/heures, meme en montee! Que demande le peuple, c'est le grand luxe! Luxe aussi de se retrouver sur des sieges inclinables, spatieux, un bus 5 etoiles. Et, comble de l'inespere : des plateaux repas, servis par une hotesse de route douce et souriante!

Nous avons meme droit a plusieurs films pour developper notre culture generale. Le plus exceptionnel est celui de Benny le chien basketeur, qui fait hurler de rire et s'etouffer de bonheur tous mes voisins chiliens. Tout gag est bon a prendre, il est 2 heures du matin et j'arrive aussi a pouffer devant les persecutions du mechant clown decolore par Mir Express et verser une larme quand Benny se fait mettre en cage. Apres 10 heures de route et une nuit blanche qui s'annonce, on ne fait plus la fine bouche!

Un peu plus brillamment, je me mets a entrainer mon esprit alerte en decidant de tenir eveille mon voisin peruvien par le recit de ma vie trepidante, histoire de m'entrainer a baragouiner en espagnol. A moi de me lancer dans un monologue, j'ai bien merite mon tour, et il me sert de cobaye avant de retrouver ma prof. Il est aussi poli que moi face aux argentins, et prend l'air passionne tout en ne comprenant rien a mes phrases laborieuses. Pour la peine, je lui offre la moitie de mes vivres, il me faut bien le dedommager de cette torture!

Mais je finis par le prendre en pitie lorsqu'il se met a bailler sans plus pouvoir lutter contre la fatigue qui le submerge. Alors je change de proie et pars m'attaquer a mes deux voisins de couloir. Deux journalistes sportifs argentins, partis a Santiago pour tenter de se qualifier dans l'equipe nationale de foot. Ils doivent avoir mon age, je me dis que c'est un peu tard pour se reveler joueurs emmerites, mais a la reflexion, je n'ai pas la moindre idee de l'age moyen d'un joueur de foot. Ils me louent d'avoir quitte Buenos Aires pour Santiago, et me disent que tous les argentins revent de partir aussi actuellement, ecoeures par la crise. Mais ils en parlent sur le ton de la plaisanterie, ca n'a pas l'air de les affecter plus que ca.

4 heures du matin, je finis par m'endormir lorsque plus personne ne s'offre en cobaye a mes tatonnemements hispaniques. Mais a 6 heures, nous arrivons a Mendoza, derniere grande ville argentine avant de s'attaquer a la cordillere andine. Tout le monde dehors, le bus part se refaire une beaute, je ne comprends toujours pas pourquoi les chauffeurs s'entetent a vouloir briquer leurs bus au beau milieu du trajet. J'attends a l'exterieur du terminal, je ne verrai pas grand chose de la ville en elle-meme, mais le soleil se leve lentement sur les montagnes environnantes, et je distingue peu a peu la silhouette des Andes, qui dessine le contour ouest de la ville.

La fatigue s'estompe, l'emotion me gagne. Ca fait tellement longtemps que je reve de voir la cordillere des Andes, et ca y est, la voila, devant moi. Je suis heureuse de constater que plusieurs mois de voyage ne m'ont pas blasee, bien au contraire. Je trepigne d'impatience en attendant que le bus redemarre pour en voir plus. On reprend la route a 7 heures, et je ne serai pas decue. Les paysages sont de plus en plus impressionnants, aux vignobles succedent les cretes de montagnes enneigees, le vert se mele au blanc, avant de laisser place aux etendues andines, quasi desertiques par endroits. Des montagnes aux couleurs sables, ocres, des degrades de jaunes oranges, des eboulements rouges. Une vegetation eparse, des cactus, et puis au detour d'un chemin, une source inesperee donnant naissance a des bras de ruisseaux bruns, comme gonfles de lave et d'ecume. J'y vois des rivieres de chocolat chaud, mais peut etre est-ce l'heure du petit dejeuner qui influence ma poesie de l'estomac!

La route serpente et slalome sur les cretes et les creux, chaque nouvelle courbe du paysage revele une autre couleur, une autre surprise. Ici, un lac enfonce, la, un ravin de pierres roses. Peruviens ou footballeurs, tous se taisent et fixent la route aux mille merveilles, retenant leur souffle. Qui a dit que les footeux n'avaient pas de sensibilite, il me suffit de voir la bouche ouverte de Claudio pour pouvoir soupconner une ame sous cette grande masse de muscles!

"Voir les Andes et mourir", me dis-je dans un instant lyrique, persuadee de voir mon voyage prendre tout son sens a cet endroit precis! Je m'emporte, mais la magie du moment m'a subjuguee. Qu'y a t-il de plus emouvant qu'un lever de soleil sur des etendues vierges? C'est peut etre le seul moment ou la durete de la roche parait fondre sous la caresse du soleil.

Mais la magie est rompue par une affreuse invention humaine : un poste frontiere. Voila que la majeste de la montagne se trouve coupee en deux par une ligne imaginaire tracee par la betise de l'homme. "Ceci est a toi, ceci est a moi, et tu ne passeras pas au dela de ces pointilles".
Au beau milieu de la montagne, a 2800 metres d'altitudes, je m'attendais a tout sauf a voir debarquer un douanier vociferant. Nous nous trouvons au lieu dit "Los Libertadores", et en guise de liberation, on nous gache ce moment idyllique par des ordres et l'injonction de quitter le bus pour se mettre dans des files d'attente de 50 metres et se faire tagger nos passeports!

Une premiere file, puis une seconde, puis une troisieme. Les tampons pleuvent, les formalites administratives sont plethore, et je ne sais toujours pas pourquoi cette mascarade n'en finit pas. Le footballeur essaie bien de m'expliquer les differences entre les files d'attentes, mais mon espagnol montre ses limites. Je suis le troupeau sans insister, les douaniers n'ont pas l'air commodes, et puis je finis par comprendre. Le gouvernment ne plaisante pas avec les mesures sanitaires!

La derniere file d'attente, qui durera 1h30, est celle des fouilles de sacs, pour s'assurer qu'aucun produit alimnetaire d'origine agricole ne passera la frontiere. Tous nos sacs sont sortis de la soute de bus et transportes dans un hangard grisatre. Nous les suivons et nous disposons en rang d'oignon avec nos petits sacs a dos. Chacun sera fouille l'un apres l'autre. Je me crois dans un mauvais film polonais, ou tous les gens sont gris, le decor gris, et les mesures politiques kafkaiennes. C'est comme ca et c'est tout. Suivez Monsieur K et taisez vous. Bon, bon, je suis. Pas encore tres au fait de la politique du pays, je me dis qu'ils doivent etre communistes, l'entree au Vietnam n'etait pas si differente, a y repenser.

De tous les passagers du bus, nous ne sommes que deux etrangers, un japonais et moi. Le japonais sera le bouc emissaire, j'avais une chance sur deux! Apparemment, j'ai une tete pas trop loin du standard de la region et je me fonds dans la masse, mais le pauvre japonais sera questionne pendant 30 minutes a l'issue de la fouille. Quand il regagnera le bus ou nous l'attendons, tous le monde applaudira!

Enfin nous nous remettons en route, plus tres loin de Santiago maintenant. Plus que 2,5 heures de route. Nous traversons des stations de ski, des telesieges se suspendent sur la montagne dessechee. Puis nous redescendons peu a peu vers la plaine chilienne, ou des paysages de vignes et de cypres refont surface a l'horizon. La derniere ville des Andes (qui s'appelle justement Los Andes) est une petite merveille, entre monts et vignobles.

 

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